Mithras platonicus. Recherches sur l'hellénisation philosophique de Mithra
Robert Turcan, Mithras Platonicus. Recherches sur l'hellénisation philosophique de Mithra. Leiden, E. J. Brill, 1975. 24 x 15,5, xi + 145 p., 5 pi. d'illustr. h. t., 2 index (Études préliminaires aux religions orientales dans l'Empire romain, t. 47).
Dans ce petit livre, élégant par la présentation comme par le contenu, R. Turcan s'est proposé de mettre en lumière divers témoignages de l'interprétation philosophique, principalement platonicienne, de la figure et du culte de Mithra. Voici les plus importantes données littéraires qui permettent de suivre le cheminement de l'entreprise : 1º Posidonius considéré comme la source d'une phrase de Plutarque (Vie de Pompée, 24, 7) sur les pirates ciliciens dévots de Mithra (même si la caution de Posidonius — à supposer qu'il s'agisse effectivement de lui — donne à penser, on conviendra que l'interprétation philosophique est encore plus que discrète dans ce témoignage) ; 2° une note de Plutarque encore (De Iside, 46) sur Mithra « médiateur » entre le Bien et le Mal, dont la source, inconnue, ne serait en tout cas pas antérieure à l'époque hellénistique ; 3° deux auteurs obscurs, de date incertaine, Euboulos et Pallas, connus sur ce point par Porphyre, qui, eux, pratiquent indiscutablement l'interpretatio Platonica en donnant Mithra pour « créateur et père de toutes choses » ; 4° une notation de Celse, le polémiste antichrétien (Origène, C. Cels., VI, 22), sur un symbole astral usité dans l'initiation de Mithra, à savoir l'échelle à huit portes ; 5° le célèbre Antre des Nymphes de Porphyre, le plus riche et le plus étendu de tous ces textes, qui se réclame sur Mithra d'Euboulos, de Numénius et de Cronius, et évoque différents symboles, rites et grades du culte mithriaque ; 6° une page de Firmicus Maternus (De errore, 5, 1-3) décrivant et dénonçant une spéculation persique sur le feu mâle (Mi hra) et le feu femelle (qu'il faudrait identifier à la déesse Anâhitâ). Quant à la 7e porte de ce klimax heptapylos, comme dit R. Turcan, qui ouvre sur l'empereur Julien, c'est, si l'on peut dire, une fausse fenêtre ; car l'argumentation est ici entièrement négative, et toute appliquée à montrer que le discours de cet auteur Sur le Soleil-Roi n'a rien à voir avec le mithriacisme.
L'énumération que l'on vient de lire ne donne qu'une faible idée de la richesse de ces pages : elles abondent en rapprochements ingénieux, en analyses de textes difficiles, en éclaircissements philologiques toujours intéressants sur le détail d'une phrase grecque ; elles témoignent d'une maîtrise enviable de la philosophie et de la religion grecques, et d'une familiarité plus impressionnante encore avec la littérature de l'Iran ancien ; de multiples travaux modernes relatifs à ces deux domaines sont discutés et critiqués (on regrettera à cet égard l'absence d'une bibliographie récapitulative, qui était indispensable pour l'identification des « op. cit. » et « ibid. » incessants et des sigles souvent mystérieux). Non seulement les textes sont interrogés, mais aussi, à très juste titre, les témoignages archéologiques et numismatiques. Et cette masse d'informations et de discussions savantes passe parfaitement la rampe grâce à une plume alerte, à laquelle on ne trouve à redire que des répétitions sans nécessité (une même phrase, assez plate, de Bouché-Leclercq est par exemple citée deux fois à peu d'intervalle, p. 8, n. 54, et p. 19) et quelque complaisance pour l'inutile jargon des spécialistes (p. 126 : l'« isiasme » et le « culte métroaque » ; sancta simplicitas !) ou pour la périphrase tantôt raffinée (p. 127 : les « universitaires galiléens », où l'on devine l'allusion savante au traité de Julien Contre les Galiléens), tantôt équivoque (« l'Apaméen » pour désigner Posidonius, mais également, à aussi juste titre, Numénius).
Ce qui, au-delà de ces broutilles, pourrait inquiéter (mais ne laisse pas, en même temps, de stimuler), c'est la part inusitée que cet ouvrage fait à l'hypothèse, parfois travestie en certitude. Un seul exemple. On connaît la célèbre page d'Eusèbe (Hist, ecclés., VI, 19, 8), selon laquelle Porphyre aurait énuméré différents auteurs païens, parmi lesquels Numénius et Cronius, fréquentés par le chrétien Origène ; c'est à partir de quoi Bidez avait conjecturé que Porphyre, semblant parler de visu, aurait peut-être visité la bibliothèque d'Origène à Cesaree ; or, sous la plume de R. Turcan, cette suggestion perd toute nuance dubitative et s'amplifie : Porphyre profitait de la bibliothèque de Cesaree, davantage, il y « recopiait des extraits » de Numénius (p. 41-42, 61, 64) !
On touche là à l'épineux problème des deux Origène, qu'éclaireront certainement les travaux, actuellement (novembre 1977) sous presse, de P. Nautin et R. Goulet. D'autre part, mais cette fois avec la réserve qui s'impose, R. Turcan suppose (sur la foi d'un détail très mineur de vocabulaire, qui avait pourtant frappé Cumont) que Porphyre ne connaît les travaux d'Euboulos sur Mithra qu'à travers Numénius (p. 26-27 et 77-80) ; mais est-ce bien vraisemblable ? car, parmi les données d'Euboulos qu'aurait ainsi acheminées Numénius, figure la notion de Mithra πάντων ποιητής καὶ πατήρ, qui, comme l'observe excellement R. Turcan, fait écho à la célèbre formule du Timée 28 c ; mais on sait par ailleurs (et R. Turcan, qui relève ce point, mieux que personne) que Numénius dissociait les fonctions de Père et de Démiurge, au point d'appeler ce dernier « Fils » (fgt 21 des Places) ; dans ces conditions, même en tenant compte que le Père n'est pas pour Numénius celui de l'univers, on doit tenir pour improbable que cet auteur ait fait un sort positif à la notation d'Euboulos, qui ne pouvait que le heurter, tout de même que, par exemple, un théologien chrétien aurait mal supporté le nom de Père appliqué au Verbe.
Jean PÉPIN
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